Source: Les Echos
"Normalement, la crise du « subprime » n'aurait jamais dû arriver. D'ailleurs, il y avait une chance sur un million qu'elle éclate. Elle devait se produire une fois tous les 30.000 ans. Voilà ce que l'on entend parfois dans les salles de marchés ou les conseils d'administration. Ces lamentations ne constituent pas seulement l'expression d'un sentiment douloureux en ces temps de bonus ratatinés. Elles reflètent aussi l'écart entre « ce que disent les modèles » et la réalité. Comme si de malicieux lutins de la finance s'évertuaient à faire dévier les courbes que les humains s'échinent à prévoir. A moins que...
A moins que le problème soit dans le modèle et non dans la réalité. Ce qui permettrait de comprendre pourquoi les financiers se trompent avec une telle constance, gonflant bulle sur bulle depuis une génération - depuis les pays émergents au début des années 1980 jusqu'à la crise actuelle, en passant par les « savings and loan » à la fin des années 1980, le Mexique en 1994, l'Asie en 1997-1998, la quasi-faillite du fonds LTCM en 1998 et l'explosion de la folie Internet en 2000.En réalité, il y a une erreur fondamentale dans la finance moderne. Ce n'est pas la finance elle-même, comme on a parfois tendance à le croire en France. Le marché des changes est précieux, tout comme la Bourse, les titres de dettes, les produits dérivés et même la titrisation qu'il est de bon ton de mépriser par les temps qui courent.
Tout est utile dans la finance, comme tout est bon dans le cochon. Le problème est dans la façon dont nous la regardons. C'est bien le modèle qui est en cause, un modèle qui remonte très loin. Au début du XIXe siècle, l'Allemand Carl Gauss émet une hypothèse sur la probabilité des erreurs de mesure à propos des mouvements des étoiles. Dans sa lignée, ses successeurs traceront la fameuse « courbe de Gauss », qui dessine une distribution de probabilités. C'est une magnifique cloche : la probabilité d'un événement moyen est grande, la probabilité d'un événement extrême, dans la « queue » de la distribution, est infime.
Au milieu du XIXe siècle, Adolphe Quételet, qui fonda en Belgique le premier bureau statistique de l'histoire, montra que cette courbe s'applique dans nombre de cas. Dans une population, la plupart des hommes mesurent entre 1,60 mètre et 1,90 mètre et il y en a une très petite minorité qui font moins de 1 mètre ou plus de 2,50 mètre.La courbe de Gauss, bâtie autour de la moyenne, ou la norme, devient ainsi la loi « normale ». En 1900, elle entre dans la finance. Le mathématicien Louis Bachelier présente sa thèse, « La théorie de la spéculation », après avoir scruté les cours de la « rente perpétuelle », le milliard donné aux nobles émigrés sous la Révolutuion et revenus en France en 1815. Il montre que les variations de prix suivent une loi gaussienne, avec des mouvements browniens (des écarts aléatoires). Un demi-siècle plus tard, l'Américain Harry Markowitz propose le premier grand modèle de gestion de portefeuille d'actifs, lui aussi centré sur une loi de Gauss. Cette théorie lui vaudra le prix Nobel d'économie en 1990.Pourtant, au début des années 1960, un trublion, Benoît Mandelbrot, remet en cause le recours à la loi « normale ». Ce mathématicien a créé un étrange objet mathématique, les fractales, en observant une courbe des prix du coton. Les variations de prix ne suivent pas une loi de Gauss, affirme Mandelbrot, mais une loi de Pareto. Autrement dit, les « queues » de la distribution ne sont pas si fines que ça - les Anglo-Saxons parlent de « fat tales », qui donnent en français un peu élégant « queue épaisse ».
Des événements jugés très improbables dans la loi « normale » ne sont pas si improbables que ça dans la réalité. Les krachs et les booms peuvent donc exister... Mais, à l'époque, les mathématiciens ne savent pas encore traiter les hypothèses de Mandelbrot. Faute d'outil adapté, l'analyse financière se développe avec la loi « normale ». C'est encore le cas aujourd'hui. Un peu comme si nous allions toujours faire notre lessive au lavoir, parce que le lave-linge n'avait pas été inventé assez tôt...En 1973, deux économistes, Fisher Black et Myron Scholes, déterminent le moyen de calculer le prix d'une option sur action à partir d'hypothèses fondées sur la loi « normale ». Simple, élégante, la formule de Black et Scholes connaît un énorme succès. Elle pénètre absolument toute la finance moderne pour évaluer les risques : les salles de marchés, les écoles de commerce, les modèles des superviseurs et même les calculettes ! Myron Scholes aura d'ailleurs lui aussi le Nobel d'économie en 1997 avec l'un de ses collègues, Robert Merton (Black est décédé deux ans plus tôt).
Le problème, c'est que Mandelbrot avait raison. La finance est « anormale » : elle ne respecte pas la loi de Gauss. Les événements improbables se produisent infiniment plus souvent que ne l'indique la « normalité ». Myron Scholes et Robert Merton en ont d'ailleurs donné une preuve éclatante malgré eux. En 1994, ils s'associent à la création d'un fonds de placement baptisé Long Terme capital management (LTCM). S'appuyant sur leurs travaux, le fonds gagnait des fortunes en prenant des positions très risquées. Jusqu'en 1998 où un accident qui ne devait pratiquement jamais se produire, tout au bout de la queue des probabilités, est arrivé - en l'occurrence, l'incapacité du gouvernement russe de verser ce qu'il devait aux souscripteurs de ses obligations, événement qui avait pourtant un précédent célèbre. Le fonds LTCM s'est alors trouvé en péril avec des positions qui avoisinaient 100 milliards de dollars ! La Réserve fédérale de New York a dû forcer la main de ses principaux créanciers pour éviter une faillite qui menaçait d'ébranler toute la finance internationale...Malgré cet avertissement, la planète financière continue d'évaluer le risque avec la « Black et Scholes ».
La formule magique est employée dans les calculs qui servent à la fabrication des produits structurés, ces fameux produits à trois ou quatre lettres comme les CDO, les CLO ou les ABCP. La grande majorité des produits financiers sont bâtis avec un système qui sous-évalue grossièrement le risque, comme les faits l'ont prouvé à maintes reprises. Nombre d'opérateurs financiers se comportent donc comme des automobilistes atteints d'un glaucome. Sur une autoroute dégagée, ils n'ont aucun problème, malgré leur champ visuel réduit. Quand la route tourne ou quand un cerf hésite à traverser, ils sont en danger. Un jour, ils devront accepter l'idée que la finance n'est pas normale. Bien sûr, il y aura toujours des bulles financières. Et rien ne pallie les effets désastreux d'une mauvaise réglementation, comme celle sur les prêts immobiliers aux Etats-Unis. Mais, en minimisant les risques, l'idée d'une finance normale maximise les effets des chocs"
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